La manifestation extérieure de la foi dans les lieux publics - Partie 1

Par Jamila.O

 

C’est devenu un phénomène de mode, pour ne pas dire une fâcheuse habitude. Face aux maux qui touchent notre pays et aux nombreux dérèglements géopolitiques pour lesquels bien évidemment nous sommes blancs comme neige, la seule recette que semblent vouloir employer nos irresponsables politiques consiste à mélanger une dose d’hypocrisie, deux d’animosité envers la religion et trois doses d’insouciance totale quant aux intérêts réels de la nation. Le tout est mis à cuire dans un four médiatique parfois pyromane. Cela donne ensuite pour plats des débats sans faim sur la place de la religion dans les lieux publics. Il arrive, lorsque des discours lucides parviennent à se faire entendre ou lorsque les échéances électorales ne sont pas proches, que le soufflet retombe. Mais malheureusement, bien trop souvent, la marmite déborde, et si cela continue, l’explosion de la cocotte est à craindre.

Ainsi, donc, à en croire certains, il y aurait une séparation entre la sphère privée et la sphère publique, et la manifestation extérieure de la foi n’aurait sa place que dans la sphère privée. Une chose est sûre : la bêtise ostensiblement ostentatoire ne connaît pas cette séparation. Le culte serait une affaire tellement privée qu’il ne devrait pas être exprimé, extériorisé, perceptible sur la sphère publique, sphère publique souvent qualifiée de lieu public ou d’espace public. Ce serait même au nom de la laïcité, et plus spécifiquement au nom de la loi concernant la séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, que la neutralité religieuse s’imposerait dans les lieux publics. Voyons voir ce qu’il en est réellement.

Tout d’abord, une clarification terminologique s’impose. L’extériorisation des symboles et objets religieux, notamment vestimentaires, serait autorisée dans les lieux privés, mais interdite dans les lieux publics. Mais puisque dans notre pays, en principe, une interdiction ne vaut que si elle est suffisamment précise, ces messieurs/dames peuvent-ils nous dire à quoi correspond exactement cette notion de lieu public ? Un centre commercial, privé, recevant du public, est-il un lieu public ? Doit-on imposer la neutralité religieuse à l’intérieur des lieux de culte, puisque, après tout, vu qu’ils reçoivent des fidèles, ils pourraient très bien être considérés comme étant des lieux publics ? Cela paraît complètement aberrant aujourd’hui, mais si le délire actuel continue, cela sera une banalité dans quelques années. La notion de lieu public ne renvoie pas à un espace précis défini juridiquement. La loi du 11 octobre 2010 qui interdit la dissimulation du visage dans l’espace public précise qu’il faut comprendre, pour l’application de cette loi, l’espace public comme étant « constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public ». Lorsque nous évoquons pour les besoins de cet article la notion de lieu public, nous faisons référence au domaine public[1], mais gardons à l’esprit qu’il ne s’agit ni d’une définition ni d’une réalité : il y aurait d’autres subtilités à préciser (la distinction entre domaine public et domaine privé, la question de l’occupation privative du domaine public…), mais ce n’est pas l’objet.

Comme si la loi de Séparation de 1905 ne suffisait pas, les extrémistes de la neutralité tentent en plus de justifier en son nom des raisonnements qui ne tiennent pas. Ainsi, avant même d’affirmer, en son article 2, que « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte », la loi de 1905 dispose dans son tout premier article que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ». Autrement dit, le libre exercice des cultes est le principe, et toute restriction apportée doit être justifiée au regard de l’ordre public. Rien, dans la loi de 1905, ne plaide en faveur de l’interdiction de l’extériorisation religieuse dans les lieux publics. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement : comment, une république qui ne reconnaît aucun culte, pourrait considérer que tel geste ou tel vêtement est la manifestation d’un culte… puisqu’elle ne le reconnaît pas ?! La Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a eu l’occasion de se prononcer à plusieurs reprises sur le sujet de l’extériorisation de la foi. Elle s’est montrée parfois restrictive dans son interprétation, et notamment lorsqu’il était question d’établissements publics, et plus spécifiquement dans un cadre scolaire. Mais elle reconnaît que « si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle “implique” de surcroît, notamment, celle de “manifester sa religion”. Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses » (CEDH, 25 mai 1993, Kokkinanis/Grèce).

Bien évidemment, les délires politico-médiatiques à ce sujet, même s’ils se sont intensifiés ces dernières années, ne sont pas nouveaux. Ainsi, en 1909 par exemple, un arrêté municipal réglementant les convois funèbres faisait l’objet d’un litige devant le Conseil d’État. Ce dernier reprenant dans son analyse la liberté de conscience et le libre exercice des cultes précisés à l’article 1er de la loi de 1905, considère qu’« aucun motif tiré de la nécessité de maintenir l’ordre sur la voie publique ne pouvait être invoqué par le maire pour lui permettre de réglementer, dans les conditions fixées par son arrêté, les convois funèbres, et notamment d’interdire aux membres du clergé, revêtues de leurs habits sacerdotaux, d’accompagner à pied ces convois conformément à la tradition locale » (CE, 19 février 1909, Abbé Olivier et autres/Maire de Sens). Notons au passage la méthodologie employée par le juge administratif d’alors, qui, pour nourrir son analyse, s’appuie non seulement sur la lettre de la loi, mais aussi sur la volonté du législateur, en précisant « qu’il résulte des travaux préparatoires de la loi du 9 décembre 1905 et ceux de la loi du 28 décembre 1904 sur les pompes funèbres que l’intention manifeste du législateur a été, spécialement en ce qui concerne les funérailles, de respecter autant que possible les habitudes et les traditions locales et de n’y porter atteinte que dans la mesure strictement nécessaire au maintien de l’ordre » : bien des juristes contemporains devraient s’en inspirer.

Parmi les obsessions qui reviennent fréquemment sur le devant de la scène figure la question des prières de rue. Lorsque l’on écoute les discours, on a l’impression que les prières de rue sont un phénomène très grave et manifestement illégal. Entre Marine Le Pen qui parle à leur sujet d’« Occupation » et Claude Guéant qui estime que « nous pouvons être fiers d’avoir fait en sorte que les prières de rue disparaissent » (Assemblée nationale — 12 janvier 2012 — réponse suite à une question au gouvernement n° 3817), on ne peut s’empêcher d’ouvrir le Code pénal et de rechercher la prière de rue parmi les pires crimes qui puissent exister pour prendre connaissance de la peine encourue par les prieurs criminels : en vain. Prenons un peu de recul pour analyser ce qu’est une prière de rue sous l’angle du droit. Là encore, il faut tout d’abord lire la loi du 9 décembre 1905 précitée, qui dispose dans son article 27 que « les cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte, sont réglées en conformité de l’article L2212-2 du code général des collectivités territoriales ». Qu’est-ce que cet article L2212-2 du code général des collectivités territoriales ? Pour faire simple, il s’agit de l’article qui précise les pouvoirs de police du maire en vue de préserver et maintenir l’ordre public. Autrement dit, tout atteinte, toute restriction apportée aux cérémonies, processions et autres manifestations extérieures d’un culte doit pouvoir être justifiée au regard du maintien de l’ordre public. Ceci est en cohérence avec l’esprit de la loi de Séparation du 9 décembre 1905 puisque l’État, une fois de plus, ne reconnaissant aucun culte, il renvoie en quelque sorte au « droit commun des manifestations » les manifestations religieuses : il ne fait aucune différence entre une manifestation religieuse et une autre manifestation (politique, syndicale…).

Que disent les textes au sujet des manifestations sur la voie publique ? L’article 1er du décret-loi du 23 octobre 1935, codifié depuis 2012 à l’article L211-1 du code de la sécurité intérieure, dispose que « Sont soumis à l’obligation d’une déclaration préalable tous cortèges, défilés, et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique. Toutefois, sont dispensées de cette déclaration les sorties sur la voie publique conforme aux usages locaux (...) ». Autrement dit, les manifestations religieuses, comme toutes les autres manifestations, loin d’être interdites, sont simplement soumises à l’obligation d’une déclaration préalable et le régime est même encore plus libéral pour les manifestations traditionnelles qui peuvent se passer de déclaration préalable. Elles ne peuvent être interdites que si l’ordre public risque d’être troublé. Bien évidemment, et c’est peut-être sur ce point qu’un reproche pourrait être fait dans certains cas aux prieurs de rue, des sanctions sont encourues en cas de non-respect de l’obligation de déclaration préalable. Mais on est quand même bien loin des discours présentant les prières de rue en elles-mêmes comme étant particulièrement graves et manifestement illégales. Il s’agit là, il nous semble, d’une stratégie dont il convient de se méfier : présenter, à force de répétitions, un acte religieux comme étant interdit, délictuel, pour en convaincre les Français, et ainsi faire passer les fidèles concernés pour des hors-la-loi peu respectueux des lois du pays.

Le Conseil d’État a été amené à plusieurs reprises au cours du XXe siècle à se prononcer sur ces questions de manifestations religieuses, plus spécifiquement au sujet du culte catholique. À titre d’exemple, il s’est prononcé en 1948 au sujet d’une décision par laquelle les autorités avaient retiré à l’association Jeunesse indépendante chrétienne féminine l’autorisation de célébrer une messe dans les jardins du Palais de Chaillot. Le Conseil d’État, après une analyse de la situation, conclut « qu’il ne ressort pas des pièces versées au dossier que la cérémonie religieuse projetée par l’association requérante fut de nature à menacer la tranquillité ou la sécurité publique dans des conditions telles qu’il ne put être paré à tout danger par des mesures de police appropriées » et annule la décision des autorités (CE, 5 mars 1948, Jeunesse indépendante chrétienne féminine). On retrouve ici la jurisprudence classique du Conseil d’État : pour que le juge n’autorise pas la manifestation, il ne suffit pas de lui dire que l’on craint des troubles à l’ordre public, il faut encore lui démontrer que ces troubles ne peuvent être prévenus et évités par des mesures de police adéquates (une équipe de police autour de la messe…). Ça, c’est l’état du droit. Sauf que malheureusement, certains semblent avoir trouvé un subterfuge. Sans entrer dans le fond de « l’affaire Dieudonné », car ce n’est pas l’objet, on se souvient que la question du trouble à l’ordre public avait été posée : il s’agissait de déterminer si oui ou non il existait un trouble à l’ordre public susceptible de justifier une interdiction du spectacle. C’est alors que pour faire peser la balance dans un sens, Arno Klarsfed invitait à brouiller les pistes en provoquant le trouble à l’ordre public : si le trouble à l’ordre public n’existe pas, il faut alors le créer pour permettre l’interdiction (https://www.youtube.com/watch?v=Hy86bdvcBT0). Nous ne nous serions pas arrêtés sur cet épisode si cet individu n’était pas… conseiller d’État suite à une nomination ! Comment peut-on être serein à l’idée d’avoir potentiellement un jour un litige porté devant le Conseil d’État au sujet d’une manifestation religieuse à propos de laquelle il serait demandé au juge de se prononcer sur l’existence ou non d’un trouble à l’ordre public dans le cadre d’une prière de rue ? Il ne s’agit pas de faire un procès en intention et de jeter le discrédit sur toute décision de justice qui pourrait être rendue. Il s’agit simplement de s’imprégner de l’état du droit, de garder en tête les éléments de contexte et de se montrer vigilant.

En définitive, il convient de se méfier, en tout cas sur le sujet développé ici, non pas tant du droit en tant que tel, mais plutôt de ce que l’on cherche à lui faire dire et de la manière dont on cherche à le travestir ou à le changer pour servir des intérêts allant à l’encontre du fait religieux. À en croire certains polémistes, journalistes, politiques, la communauté musulmane en France chercherait à imposer un droit spécifique, qui lui est propre : c’est oublier que la plupart du temps, les recours sont formés sur les mêmes bases légales que celles qui ont servi d’appui aux autres communautés religieuses au fil des ans, ni plus, ni moins.



[1] Selon l’article L 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques, le domaine public d’une personne publique « est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public ».

1 Commentaire(s)

  • le pure
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    le pure

    Dimanche 27 août 2017 à 13h51

    Bravo , excellente analyse

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