Ceux qui voyagent et ceux qui ne voyagent pas

« Tout être humain est soit quelqu’un qui voyage, soit quelqu’un qui est arrivé, soit quelqu’un qui ne voyage pas. » imâm al-Haddâd – Ithaf i's sa'il 1

 

Tout être humain est potentiellement un voyageur. C’est ce que propose l’imâm al-Haddâd dans son livre « Ithaf i's sa'il » pour parler des croyants, et même de tous les individus en général, vis-à-vis de leur cheminement. Par cette allégorie, il nous invite à nous questionner sur nos choix et sur nos intentions, du fait qu’il y a cette nécessité d’investir une démarche spirituelle en chacun de nous, qui que nous soyons et quoi que nous fassions. Il nous distingue alors, de la même façon que le fait la Tradition, en fonction de si oui ou non nous avons décidé d’investir cette démarche.

Ainsi, ceux qui sont arrivés au bout du voyage sont les gens de la sagesse. Ils ont atteint un certain niveau de réalisation et ne sont plus soumis à leur égo. Cette arrivée est pour eux le début d’un autre voyage, pour aller encore plus loin dans les secrets de la Vérité. Nous rappelant, par ailleurs, qu’on ne finit jamais de cheminer.

Ils sont les héritiers des prophètes, et une bénédiction de Dieu pour l’humanité, loué soit-Il dans le fait d’avoir instauré les choses. Ainsi ils investissent une partie de leur temps pour guider les itinérants qui voyagent encore. Ceux-là même qui ont décidé de fouler du pied le sentier de la purification et de la redécouverte du Soi caché. Les itinérants, accompagnés par les sages, investissent une démarche d’introspection de l’âme en vue de revenir à eux-mêmes pour retrouver Dieu, se réaliser en Lui, en Ses Noms et Ses Attributs, glorifié soit-Il. Ils apprennent notamment, à enlever tout le superflu qui habite leur cœur pour ne laisser que l’essentiel, grâce auquel ils trouvent plénitude et sérénité. Les itinérants savent qu’ils trouveront ce qu’ils cherchent auprès des sages dont la compréhension du fait spirituel est complète, c’est pourquoi ils se tournent vers eux, aiment leur compagnie, et étudient leurs œuvres.

Et puis, il y a la grande majorité des individus, ceux qui ne voyagent pas, qui vivent avec insouciance, sans trop se poser de question. La plupart ont abandonné l’idée de cheminer, soit parce qu’ils ignorent tout du cheminement, soit parce qu’ils sont découragés à l’idée d’arriver au bout de ce qui est réputé inaccessible, soit parce qu’ils se contentent de ce qu’ils ont déjà, pensant que c’est largement suffisant et qu’il n’y a pas le besoin d’aller chercher plus loin.

Il y a là quelques préjugés intéressants, qui soulèvent quelques questions quant à savoir qui peut cheminer et qui ne peut pas, sur la réalité d’une telle décision et sur l’état d’esprit qui implique cette mise en mouvement.

Tout d’abord, rappelons que ce n’est pas à la Vérité de venir nous chercher, mais bien à nous d’aller chercher la Vérité. De ce fait, toute démarche spirituelle demande un effort, certes, et la Tradition nous enseigne que cet effort est largement récompensé, dans cette vie terrestre, et dans la vie future.

C’est d’ailleurs cet effort qui rebute bon nombre d’individus qui s’interrogent sur le pourquoi et le comment, sans trop oser franchir le pas de la démarche spirituelle. En réalité, ces individus sont déjà en train de voyager, doucement, et sereinement. Car revenir à soi-même, s’interroger sur son bon cœur et sur sa foi, est fondamental pour l’itinérant.  Et on ne demande pas à quelqu’un de faire plus que ce qu’il peut supporter, il est normal que les choses se passent eu égard du rythme de chacun.

Cet effort a donc été largement exagéré, au point que beaucoup pensent que la voie de la réalisation est réservée à une élite. Or il ne se pose jamais la question des capacités de tel ou tel individu, car l’itinérant trouve sa force en Dieu, loué soit-Il, et c’est Lui le Fort, le Capable, le Savant. Dieu insufflera ce qu’il faut dans la personne pour qu’elle réussisse, pourvu qu’elle fournisse les bonnes intentions, et qu’elle les traduise dans les actes.

Alors pourquoi, quand on lit les héritiers de la sagesse, avons-nous ce sentiment que, le cheminement est une chose réservé aux meilleurs. Ainsi quand René Guénon dit :

 

« De toutes les doctrines traditionnelles, la doctrine islamique est peut-être celle où est marqué le plus nettement la distinction de deux parties complémentaires l’une de l’autre, que l’on peut désigner comme l’exotérisme et l’ésotérisme. Ce sont, suivant la terminologie arabe, es-shariyah, c’est-à-dire littéralement la «grande route», commune à tous, et el-haqîqah, c’est-à-dire la « vérité » intérieure, réservée à l’élite, non en vertu d’une décision plus ou moins arbitraire, mais par la nature même des choses, parce que tous ne possèdent pas les aptitudes ou les « qualifications » requises pour parvenir à sa connaissance. »
René Guénon – Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme 2

 

Il faut distinguer plusieurs choses. Les notions d’exotérisme et d’ésotérisme telles qu’on pourrait les comprendre aujourd’hui, ont été très largement détournées de ce qu’elles sont en essence. René Guénon est réputé pour sa justesse dans l’art de choisir les mots et de leur restituer une valeur aussi véritable que possible, il ne peut pas être abordé sans prendre la peine, au préalable, de définir ces notions rigoureusement. Et nous auront l’occasion d’y revenir une prochaine fois, si Dieu le veut. La notion d’élite, quant à elle, ne doit pas être comprise au sens où l’on distinguerait une minorité d’individus surdoués face à une majorité d’individus plus limité, tel qu’on a l’habitude de l’entendre dans nos sociétés modernes. Mais au sens où, l’individu réalisé parvient à une sagesse subtile, particulière, où il reflète pleinement des Noms et des Attributs de Dieu, et c’est Lui le Fort sur toutes choses. Ainsi, ces Noms et Attributs de Dieu se manifesteront différemment d’un individu à l’autre. Et comme le souligne le sheikh al-‘Alawi 3, la majorité des individus qui cheminent se suffisent d’une paix installée en eux rapidement. Ils sont comblés et entrent dans une vibration apaisante et suffisante. Certains, en revanche, manifestent une fragilité supérieure. Ils auront besoin d’aller beaucoup plus loin dans l’introspection de leur âme et dans la découverte des secrets de la Vérité. Et si on ne peut pas distinguer les capacités d’un individu vis-à-vis d’un autre, on peut distinguer la façon dont un individu se réalise par rapport à un autre.

Et comme le dit le proverbe islamique :

« Les voies vers Dieu sont aussi nombreuses que les âmes des Hommes »

Il y a donc autant de cheminements différents qu’il y a d’individus, et chaque itinérant voyagera avec une méthode adaptée à la réalité de son interne, ce qui n’exclut pas une certaine analogie dans les méthodes utilisées d’un itinérant à un autre, au contraire. Et puis, ce proverbe souligne une nouvelle fois que chaque individu a cette aptitude, cette capacité, qui est d’initier cette mise en mouvement. C’est aussi en cela que tout le monde est un voyageur potentiel.

Enfin, pour celui qui pense toujours qu’il peut se contenter du minimum, qu’il peut suivre ses obligations et les vivre pleinement sans aller chercher au-delà, nous reviendrons aux Textes, car il est aussi important d’y revenir et de s’en imprégner.

Le croyant cherche la satisfaction de Dieu :

« Par ceci (le Coran), Dieu guide aux chemins du salut ceux qui cherchent Son agrément. Et Il les fait sortir des ténèbres à la lumière par Sa grâce. Et Il les guide vers un chemin droit. »
Sourate 5 verset 16.

La finalité pour le croyant est donc de trouver son salut, par la satisfaction de Dieu. Et pour cela il applique les prescriptions religieuses telles qu’elles sont définit par les Textes, et par les savants qui en extraient la substance et qui perpétuent la transmission de la Tradition et de la Loi. Voici ensuite ce que Dieu nous dit :

« Par le Temps!  L'homme est certes, en perdition, sauf ceux qui croient et accomplissent les bonnes œuvres, s'enjoignent mutuellement la vérité et s'enjoignent mutuellement l'endurance. »
Sourate 103 versets 1, 2 et 3

Ainsi, comme le disent très explicitement ces versets, par le Temps l’homme court à sa perte. Mais celui qui veut s’en préserver le peut, en suivant les recommandations de ce verset. Il y a donc le fait de croire et les bonnes œuvres d’une part, et puis il y a la piété. C’est-à-dire l’état d’esprit et les actes qui accompagnent ces bonnes œuvres. Et Dieu dit :

« Quant à ceux qui se mirent sur la bonne voie, Il les guida encore plus et leur inspira leur piété. »
Sourate 47 verset 17

De fait, celui qui emprunte le chemin de la religion et s’il fait le nécessaire, Dieu va inspirer en lui et dans son cœur, de la piété et de la sérénité pour l’amener à encore plus de piété, à plus d’actes, qui lui permettront de parfaire l’application de ses obligations et de son bon cœur.

Ceci devrait être suffisant pour convaincre de la nécessité de cheminer. Il n’est pas possible de citer ici tous les versets et tous les hadiths qui invitent le croyant à investir plus que ses obligations strictes, mais il serait dommage de ne pas citer le hadith qoudsi suivant, qui s’inscrit dans le prolongement des versets précédents :

" Dieu le Très-Haut a dit : « Quiconque montre de l'hostilité à un de Mes bien aimés, Je lui déclare la guerre. Mon serviteur ne s'approche de Moi par rien de plus excellent que ce que Je lui ai prescrit comme œuvres obligatoires, et Mon serviteur continue de se rapprocher de Moi par des œuvres surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime. Et quand Je l'aime, Je suis l'oreille par laquelle il entend, l'œil par lequel il voit, la main par laquelle il frappe et le pied avec lequel il marche. Qu'il Me demande [quelque chose], et Je la lui donnerai sûrement, et qu'il Me demande refuge, Je le lui accorderai sûrement. Aucune chose ne Me répugne plus que [de prendre] l'âme de Mon fidèle serviteur : il déteste la mort et Je déteste le blesser "

Ainsi, celui qui cherche la satisfaction de Dieu, et emprunte la voie de la religion avec sincérité, doit respecter les prescriptions que Dieu lui a demandé. Et s’il est sincère, Dieu va inspirer en lui de la piété et va le pousser à plus de piété, à plus d’actes. Et plus il y aura d’actes surérogatoires, plus l’individu pourra parfaire ses actes obligatoires, jusqu’à arriver à la Vérité de ces obligations. Et plus au contraire, il négligera les actes surérogatoires, plus il lui sera difficile de profiter convenablement de ses actes obligatoires, et plus il prend le risque de se mettre en danger.

Pour celui qui a des difficultés dans son quotidien, il y a la nécessité de s’interroger sur son propre cheminement, sur sa foi, sur sa mission en tant que fidèle et en tant que croyant, et de revenir aux Textes, de les investir et de s’en imprégner.

Et celui qui suit vraiment les prescriptions religieuses imposées par sa foi, empruntera nécessairement le chemin de la réalisation, non plus par obligation, mais par pur bon sens. Car c’est par ce cheminement, que Dieu inspirera en lui le nécessaire pour investir convenablement ses obligations.

Et Dieu est Savant sur toutes choses, loué soit-Il.

 

Approfondir le sujet avec :

1.

2.

3.

  • Lire l’interview du docteur Marcel Carret avec le sheikh al-‘Alawi, publié dans « Un saint soufi du XXe siècle » de Martin Lings : « 

- Et peut-on savoir quel est l’objet de sa méditation ?

- Arriver à se réaliser en Dieu.

- Tous les disciples y parviennent-ils ?

- Rarement. Cela n’est possible qu’à un petit nombre.

- Alors, ceux qui n’y parviennent pas restent désespérés ?

- Non, ils s’élèvent toujours assez pour avoir au moins la paix intérieure.

La paix intérieure, c’était le point sur lequel il revenait le plus souvent […] car, quel est l’homme qui n’aspire pas d’une manière ou d’une autre, à la paix intérieur ? »

Plus loin avec le Hadith :

http://www.sunnisme.com/article-l-origine-du-soufisme-par-sheykh-nuh-ha-mim-keller-40565089.html

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